Jean-Christophe est un drôle de gars et j’aime bien les drôles de gars. Il vît assez simplement à Grenoble, où je l’ai rencontré en faisant du ski de rando, et a la particularité de passer une partie non négligeable de l’année de l’autre côté de la terre, lors d’expéditions en kayak gonflable bricolé avec un budget minimal. Il écrit, photographie et filme ces voyages et il a également pratiqué la peinture. Et ici, il répond donc à mes questions, plus ou moins.
Pourrais-tu nous faire l’historique de tes expéditions ?
Ca a commencé par un gros but ! J’avais en tête de faire le tour de l’atoll de Rangiroa en Polynésie française et je me suis aperçu, sur place, que mon matos était pas au point, je me suis blessé et, donc, je n’ai pas fait le tour de l’atoll. Mais je suis revenu un ou deux ans plus tard et ça a été ma première expédition : le tour de l’atoll de Rangiroa sur un kayak gonflable.
J’ai mis un peu moins de trois semaines, dans des conditions extraordinaires. Seul avec le sable blancs, les cocotiers, les îles – y’a à peu près deux cents îles autour d’un lagon, pratiquement inhabitées – l’eau turquoise, les oiseaux. J’arrivais sur des îles totalement improbables encore plus belles que les plus belles cartes postales du coin. C’était il y a sept ou huit ans, je n’arrive plus trop à me rappeler.
C’était avec un kayak que je n’avais pas construit moi-même. Petit à petit, dans les expéditions qui ont suivi, j’ai mis au point un kayak.
La deuxième expédition que j’ai faite, c’était à Madagascar, avec un kayak gonflable que j’ai construit moi-même, mais à partir d’une housse préexistante dans laquelle j’ai mis quatre boudins gonflables indépendants. C’est pour une question de sécurité – comme ça si dans une traversée, tu as un boudin qui se dégonfle, il en reste trois. D’ailleurs, j’ai eu ce problème aux Fidji, à cause d’une valve défectueuse que je n’avais pas faite moi-même.
L’expédition d’après, c’était aux Fidji et là j’ai fait la totalité du kayak. Sauf les valves et du coup j’ai eu un souci de valve sur place !
Iles Salomon, 2014.
Donc tu n’utilises maintenant que du matériel que tu as fabriqué toi-même ?
Ouais. Alors, le kayak, je l’ai fabriqué avec du pvc et de la colle pvc. J’ai fabriqué la tente, aussi. Et puis tout un tas de petit matos. Par exemple, le sac étanche que je mets à l’arrière du kayak, et dans lequel je range le kayak quand je prends l’avion. Tout ça pour avoir du matériel léger, solide et efficace.
En fait, on s’aperçoit que, dans le commerce, le plupart des choses qui sont vendues sont axées sur le design – c’est dans l’air du temps, les constructeurs refont le monde chaque année pour faire marcher le business. Mais très souvent, c’est mal conçu, pas solide, avec des défauts qui sont inconcevables. Par exemple, leurs sacs étanches – sacs étanches qui servent aussi de sacs à dos – sont de couleur noire. Sous un cagnard énorme, il va faire 80°C dans le sac, donc tout est bousillé. Donc, il faut avoir des sacs blancs. Mais pour trouver des sacs blancs, étanches, avec des fermetures costauds, c’est galère.
Decathlon, à un moment, avait fait une tente de trek noire. C’est terrible, quand il pleut et qu’on doit rester dans la tente, on ne voit rien ! Et le moindre rayon de soleil chauffe beaucoup trop !
C’est donc extrêmement important d’être bricoleur pour pouvoir faire son matos soi-même. J’y passe des heures. Sur le kayak, j’ai encore passé une cinquantaine d’heures à modifier sa forme pour le rendre plus hydrodynamique.
Quelque part aux Fidjis.
Tu as fait une expédition que tu as appelée « Expédition 6 kilos »…
C’était Madagascar. C’était le poids du kayak et la totalité du matériel faisait 20 kilos, sans les affaires de chasse sous-marine. Mais maintenant je pars très souvent avec les affaires de chasse sous-marine et, en tout, j’ai 25 kilos. L’avantage, c’est que je ne suis dépendant de personne. J’arrive, je gonfle mon kayak et je pars.
Quels sont tes objectifs quand tu pars en voyage ?
Je ne sais même pas si j’ai d’explications. J’aime beaucoup la mer. Je trouve extraordinaire de se retrouver tout seul dans des endroits aussi beaux et déserts. C’est un peu un recentrage sur soi-même. Le fait de se retrouver tout seul, ça coupe un peu avec la vie que j’ai à Grenoble. Et ça me permet d’avoir la mer en été et la montagne en hiver !
Ca permet d’être libre, de faire ses propres choix sans que ce soit imposé par quoi que ce soit, si ce n’est les conditions climatiques ou la nature. Sinon, il n’y a personne pour nous dire ce qu’il faut faire, où dormir.
Les rencontres avec les gens sont importantes quand même. Dans mes voyages, j’ai largement le temps d’être tout seul et de rencontrer des gens. Quand je suis dans des coins où il y a de quoi chasser, je m’arrête dans des villages et je ramène mon poisson pour les gens. Et du coup je mange avec eux et il y a un bon échange et parfois on tombe sur des gens qui sont très très contents de vous avoir – pas forcément que pour le poisson, hein (rires) ! Je pense par exemple à une semaine que j’ai passée dans les îles Salomon, dans un lieu totalement paumé où habite une famille, une douzaine de personnes peut-être, le mari travaillait dans un des seuls resort à touristes du coin. Chaque jour, je leur ramenais 15 voire 20 kilos de poisson, on le mangeait ensemble, ils pouvaient le revendre éventuellement quand il y en avait trop. C’était vraiment un très bon deal. Ils m’ont trouvé une terrasse couverte pour mettre ma tente et on a passé une semaine très agréable à partager.
Les gens sont-ils intrigués par ce que tu fais ? Est-ce quelque chose dont ils te parlent ?
J’ai du avoir ces discussions-là mais je n’arrive pas à m’en rappeler. C’est rare. Je pense que pour eux, ça doit être assez naturel de venir dans des endroits comme ça. Il sont en pleine nature, ils sont heureux, je crois. Après, je choisis bien mes îles aussi ! (rires)
Suite de l’historique ?
Juste avant Madagascar, il y a eu les Fidji avec le kayak que j’avais construit à partir d’une housse préexistante et je me suis pris un but aux Fidji. J’avais fait une grosse erreur sur les boudins. J’ai fini mon kayak une semaine avant de partir, j’ai pas pu le tester. Je suis arrivé sur place, j’ai fait un kilomètre en kayak et je me suis aperçu qu’il était totalement instable et que je ne pouvais pas faire mon expédition. Je suis resté 35 jours sur la même plage sur une île assez paumée. J’étais à 1 km d’un resort à touristes mais l’endroit était quand même paradisiaque, hein ! Heureusement, j’avais mon matos de chasse sous-marine et j’allais porter mon poisson au staff du resort et en échange ils me filaient des trucs, genre Coca-cola, pizzas, du chocolat… et sinon, je mangeais du poisson et des noix de cocos. Ca, c’était au mois de juillet, après je suis rentré en France. J’ai mis au point mon kayak et c’est le même été que je suis parti à Madagascar faire l’expédition 6 kilos, qui a très bien marché.
Après, je suis retourné aux Fidjis, pour me venger, avec un kayak entièrement construit. Une expédition superbe pendant un mois. Puis, je suis retourné à Madgascar, un peu sur les traces de ma première expédition mais pas tout à fait pareil. Ensuite, j’ai refait les Fidjis, une troisième fois, et après j’ai fait les îles Salomon, cet été.
Quels sont les dangers dans tes voyages ?
Aux îles Salomon, j’ai su après avoir pris mon billet d’avion qu’il y avait des des crocodiles ! Il a fallu gérer les crocodiles ! Je me suis renseigné sur les zones dangereuses où il ne fallait pas aller, ou au moins où je pouvais traverser mais pas descendre du kayak… Les requins, c’est pas un danger. Par contre, quand je chasse, il y en a à tous les coins de rue et, de temps en temps, il faut leur taper sur le museau pour pas qu’ils ne s’approchent trop près. C’est comme s’il y avait des chiens qui te tournaient un peu autour. De toutes façons, à partir du moment où tu mets ton poisson sur le kayak et pas à la ceinture, il y a assez peu de risque.
Tu voyages seul, le partage ne te manque-t-il pas ?
Eh bien, non. Parce que j’ai besoin de ces moments-là. Par contre, j’ai un retour gràce aux compte-rendus et films que je fais. Quand je fais un reportage sur place, je sais que ça va être vu après et donc partagé. Ce serait quand même frustrant si il n’y avait pas un partage après.
D’où te vient l’inspiration pour faire ces expéditions aussi lointaines ?
Le but, c’est se retrouver dans un endroit isolé. Je suis obligé d’aller de l’autre côté de la terre pour trouver des conditions agréables pour naviguer. Pendant l’été français, il faut aller dans l’hémisphère sud. Si j’allais dans l’hémisphère nord, il y aurait des risques cycloniques et il fait très chaud, il pleut. C’est très désagréable. Je vais d’ailleurs aller dans les Bahamas. Pour la première fois dans l’hémisphère nord. En plus, il n’y a pas de cocotiers. L’ombre va être difficile à trouver. On va voir comment ça se gère… Ca se gèrera de toutes façons…
Les noix de cocos, c’est vraiment un truc basique dans mes voyages. En gros, les trois-quarts de ce que je bois, c’est des cocos verts (Noix de cocos qu’il faut décrocher de l’arbre et qui contiennent le plus de jus). C’est aussi la nourriture que je mange le midi. En Polynésie française, des cocoteraies, il y en a partout. Ca permet d’emporter moins d’eau, moins de nourriture. Donc, aux Bahamas, ça va être compliqué. Non seulement, il y aura moins de cocotiers mais il y aura moins de magasins ! (rires)
Tu montes en haut des cocotiers ?
Non, j’ai juste un crochet que j’accroche avec de la chambre à air sur un bout de bois que je trouve sur place et coupe à la machette. Sans machette, dans ces pays-là, on n’est rien !
As-tu connaissance de personnes qui font des expéditions similaires en kayak gonflable ?
Non. D’ailleurs, le kayak, si je l’ai fabriqué, c’est qu’il n’existait pas, a priori. Je n’ai jamais vu personne partir en solo sur un kayak gonflable. J’ai cherché sur internet : il y a des gens qui ont fait des choses sur des kayaks gonflables mais plus gros, plus lourds et pas en solo. D’ailleurs, je n’ai jamais croisé de kayakiste en solo quand j’y étais. Je croise parfois des voyages organisés qui sont en kayaks.
Quelles sont les caractéristiques de ton kayak par rapport à ceux que tu peux trouver dans le commerce ?
Le poids, surtout. Le modèle que j’ai fabriqué entièrement fait 7 kilos. Et les quatre boudins pour la sécurité. Et puis, il est vraiment extrêmement résistant. Je n’ai jamais percé un boudin. Les bâches de camion PVC, c’est vraiment solide. Même sur du corail, faudrait y aller…
Donc : poids, sécurité, solidité. Le modèle que j’ai fabriqué entièrement fait 7 kilos. Je mets au défi quiconque de trouver l’équivalent dans le commerce. Ca serait d’ailleurs peut-être intéressant de produire ça, il y aurait peut-être des gens prêts à investir. Ce qui est extraordinaire, c’est que je peux aller partout. Porter le kayak, c’est vraiment pas un problème. Dès que je débarque quelque part, tout est simple. Pas besoin de s’échiner à tirer un kayak lourd. Si il y a besoin, je peux même traverser à pied des endroits. Je pense notamment que ce sera utile dans des endroits comme les lacs au Canada.
As-tu connu des moments difficiles dans tes expéditions ?
Il y a des moments qui ne sont pas évidents. Le premier, le deuxième jour, il faut se faire violence. Il faut complètement changer de repères par rapport à la vie qu’on a d’habitude. Quand je suis arrivé aux îles Salomon, il flottait, il faisait humide, super chaud, avec des moustiques. Je découvrais qu’il n’y avait pas de plage, que de la mangrove. C’était le bordel pour débarquer. Et je comprenais que ça n’allait pas être simple. Mais bon, au bout de deux ou trois jours, on prend ses repères. Différents de la vie de patachon qu’on mène ici. Même quand tu fais de la montagne, le soir, tu rentres chez toi. Quand tu vis trente-trois jours sur un lagon, c’est différent. Mais après, une fois que c’est lancé, c’est le paradis.
Tes voyages sont complètement autofinancés ?
Oui. Je ne cherche pas à avoir de sponsor, parce qu’après tu es redevable de quelque chose. Il n’y a que le billet d’avion qui me coûte quelque chose. Sur place, je ne dépense pratiquement rien. Le matériel ne me coûte pas grand-chose puisque je fabrique moi-même. C’est surtout du temps. J’ai un budget zéro !
Iles Salomon, 2014.
Est-ce que tu travailles ici juste pour partir ?
Ben, je vis pas pour travailler, ça c’est sûr ! Mais je ne déteste pas du tout ce que je fais. (Jean-Christophe donne des cours particuliers de Maths-Physique) Aujourd’hui j’ai une telle liberté que je ne pourrais plus être dans un cadre avec une hiérarchie, des horaires imposés.
Même si je travaille assez peu, je travaille. J’ai une vie normale, je ne suis pas marginal mais j’ai complètement quitté la société de consommation. Je ne pouvais pas être dans la société comme tout le monde, ça c’est sûr, et je crois que j’ai réussi à trouver un équilibre par rapport à la vie que je recherchais. Après, ça peut changer. Peut-être qu’un jour, il y aura un départ définitif…ou au moins vivre isolé, trouver un atelier pour reprendre la peinture…
Après, il y a tout le côté après voyage qui est de monter les films. Ils sont à cheval entre la recherche artistique et le compte-rendu d’expédition.
Est-ce que tu pourrais définir ton approche esthétique ?
Ce que je recherche, c’est à me faire plaisir dans une aventure. Les films je les vois comme une sorte d’oeuvre, quelque chose que j’ai besoin de faire. Tout comme dans la peinture, j’avais besoin de montrer certaines choses que j’avais dans la tête… Je veux que ce soit le contenu qui fasse mon film, la nature, sa beauté, les rencontres avec les gens… Il y a quand même une sorte de militantisme pour montrer aux gens qu’il y a autre chose que la société de consommation, que de se faire manipuler par les grands groupes, par la publicité. Qu’on peut faire autre chose de sa vie. Quand les gens sont dans la société de consommation, ils ne peuvent pas être heureux, c’est pas possible. Au bout d’un moment, ils sont frustrés, ils font chier les autres et ça profite à personne. Donc, il y a l’envie de montrer qu’il existe une autre réalité. Ou plutôt, qu’il existe une seule réalité et qu’elle est occultée par les conneries qu’on veut nous faire avaler. Je dirais que chez beaucoup d’artistes, il y a un recul par rapport à la société parce que, par définition, ce sont des gens qui ne voudront jamais être dans le moule.
Etre artiste, c’est uniquement une réaction à la société ?
Même s’il ne faut pas généraliser, il y a une réaction, je pense, chez beaucoup d’artistes. Ou, en tous cas, un besoin de ne pas être dans les clous… Un besoin plus prononcé que chez d’autres, d’aller dans des chemins de traverse…
Ca a l’air d’être assez important pour toi, qui te surnomme « artiste autoproclamé »…
J’ai toujours critiqué l’art contemporain officiel, c’est-à-dire quelque chose qui nous dicte ce qu’on doit penser et faire et j’ai toujours milité pour essayer de dénoncer cet état de fait, un peu comme je dénonce la société de consommation. Et un jour je me suis fait traité d’ « artiste autoproclamé ». Je me suis dit « Ben ouais… C’est exactement ce que je suis. » Et la phrase est restée…
>>>
Sitographie
http://jcrabiller.free.fr/
PS
Jean-Christophe vient de sortir un album d’électro – sous son pseudo « Karderouge »- qui s’appelle « Presshertz » et qu’il a fait tout seul avec ses petites mains et son petit ordinateur. C’est assez fou et ça s’écoute ici : https://www.youtube.com/watch?v=uO8qYrvRNk8 en plus de s’acheter sur certains sites spécialisés bien connus.