« Printemps noise-part 2 » (Sheik Anorak, The Acharis, Flying disk, Love in the elevator, Shellac, Nurse, Dead arms, USA Nails, Pogo car crash control)

Suite des aventures soniques de ce printemps avec, d’abord, comme lors du premier épisode, un concert Drone to the bone – mais loin de la démence bruitiste habituelle des shows de cette super asso. Plutôt le versant expérimental et aventureux avec Sheik anorak – projet solo de Frank dont on a parlé il y a pas si longtemps à propos de Videoiid et dont on reparlera bientôt – puis le duo US The Acharis.

Quelques touches mélodiques, marques sonores disposées à intervalles réguliers, comme des repères pour ne pas se perdre dans trop d’abstraction. Et la pulsation rythmique comme unique respiration, unique discours.

Sorte de trip-hop minimal et percussif, Sheik anorak emprunte à différents styles sans jamais y verser vraiment. Libre de ses mouvements, sans filet. Qu’il soit seul sur  scène ajoute encore au côté hypnotisant de sa musique. Comme un solo de danse ou d’escalade. Assez fascinant.

La soirée s’est poursuivie plutôt tranquillement avec le duo The Acharis et leur noisy-pop vaporeuse assortie de guitares acides.

Une musique rêveuse qu’on verrait assez comme bande-son d’ambiances à la Sofia Coppola, même si la boîte-à-rythme rajoute un côté post-punk intéressant.

Le groupe de Fossano Flying disk jouait au 648 Café, c’est à dire que milieu de la campagne chablaisienne. En plus d’être archi-inconnus par ici, il y avait une autre soirée ailleurs donc on pouvait à peu près être certain qu’on ne serait pas dérangé par la foule en se rendant à ce concert.

Ca n’a pas raté, ce qui n’a pas empêché les trois jeunes italiens de balancer leur émo-rock avec la dernière énergie. Avec pour fil rouge les mélodies poignantes chères au coeur de Simone, le chanteur, leur musique sait aussi être lourdingue comme il faut quand il  faut. Ca a été aussi l’occasion d’échanger avec cet activiste qui, malgré son relativement jeune âge, organise des concerts depuis environ 10 ans en plus de gérer son propre label, Brigante records.

Début de semaine, échappée vers Lausanne pour chopper Shellac. Déjà vu l’an passé à Grenoble. Mais bon, je crois que j’aime bien ce groupe.

Quelle salle, Le Romandie. Avec sa voûte de pierre haute et sombre  pour plafond, ce lieu a une ambiance rock de malade. Certainement une des meilleures salles que j’ai vues, voire la plus belle.Des images de Nick Cave dans Les ailes du désir  revenaient à l’esprit.

Shellac emmenait dans ses valises un groupe italien, Love in elevator. Gros basse-batterie, grungy, sur lequel se détachent la guitare et la voix plus acides – décidément – de la chanteuse. Pas désagréable, au final, alors que je partais pas convaincu du tout à priori, les choix des Américains en matière de première partie étant plutôt conservateurs. Ce qui d’ailleurs laisse un peu songeur de la part de l’ancien provocateur en chef de Big black.

En, tous cas, c’est devant un Romandie complet et parfaitement convaincu que résonnent les premiers accords du trio. Le son génial de la salle et leur set, construit au fil du concert, qui pioche au feeling dans tous leurs albums, donne l’image d’un groupe assez fantasque et débridé, qui s’abreuve à de nombreuses sources. Plus original que ce qu’on peut parfois penser et pas du tout réductible au stop and go devenu classique dans le noise-rock. D’ailleurs, tout à coup, après la session questions et réponses plutôt vite envoyée (quelqu’un a juste demandé s’il y aurait un nouvel album bientôt et Bob Weston a répondu que oui mais pas si bientôt que ça non plus), Albini s’est mis à parler de l’histoire de la musique qui ne retient que quelques groupes connus et laisse des tas de groupes essentiels sombrer dans l’oubli. Tout ça pour rendre hommage au groupe post-punk suisse Kleenex – actif de 1978 à 1983 et plus tard rebaptisé Liliput, merci Wikipédia – son groupe suisse préféré et une influence majeure de Shellac à leurs débuts, apparemment. Quand on sait que Métal urbain était déjà une source d’inspiration de Big black, c’est plutôt rigolo.

Certains sont déçus ou se sont lassés de Shellac, mais c’est pas du tout mon cas. La plupart du temps, la magie de leur musique à la fois très rock – il paraît même que le riff de Dude incredible ressemblerait étrangement à un passage de Judas priest – et déconstruite par des décalages rythmiques et des bifurcations incessants fonctionne encore à plein. D’ailleurs, un riff de hard rock ne sonne jamais mieux que quand il est joué sur la Travis bean d’Albini. Et puis il y a Todd Trainer. Je crois que j’aurais fait les 100 et quelques kilomètres même s’il jouait tout seul. Son jeu, à la fois ultra lisible et expressif au possible, peut paraître simple, enfantin même. Personnellement, je le trouve incroyablement musical, J’ai l’impression de prendre une leçon de musique, sans parole, en temps réel, à chaque fois. Et de toute façon, comme chacun sait, il n’y a rien de mieux que de regarder un bon batteur.

Le groupe jouera donc un set généreux devant un public ravi, avec quatre nouvelles compositions dont un morceau punk avec un riff nerveux sur deux notes génial. Hâte d’entendre ça sur disque.

Pause de deux jours puis retour à l’Usine pour une soirée avec quatre groupes et les copains de Nurse en ouverture, devant un public plutôt clairsemé.

Un Nurse peut-être un peu moins explosif qu’à l’accoutumée mais un très bon Nurse quand même, avec un son d’ampleur. Il faut dire que le concert commence tôt, Manu, le guitariste, a même dû déclarer forfait lors de sa journée de coupe du monde de parapente pour arriver à l’heure au concert. Enfin 10 minutes avant, faut pas déconner non plus. Nurse, groupe au taquet.

Suivaient ensuite deux groupes anglais amis qui tournaient ensemble : Dead arms et USA Nails. Les deux groupes partagent d’ailleurs le même bassiste. En tous cas, tout ce beau monde sera en interview dans Rad-Yaute bientôt.

Comptant dans ses rangs le gratteux des Death pedals, Dead arms officie dans un punk-rock rentre-dedans et qui file généralement tout droit, un peu comme les précités. La voix âpre et hargneuse du chanteur ajoute une touche davantage hardcore, qui rappelle un peu Poison idea par moment ou même Motorhead.

Un set tout en énergie, où pour moi se démarquaient les morceaux où le groupe ralentit le tempo et où les compositions se font plus sinueuses et les ambiances plus tordues.

Je sais pas si je dois le dire mais je vais le dire quand même : la venue à Genève de USA Nails est due à l’origine à un quiproquo sur leur nom qui les a fait confondre avec les hardcoreux américains de Nails. Il faut croire qu’ils ont su convaincre et, quoiqu’il en soit, c’était un excellent choix.

Aucune fioriture dans le noise-punk de USA Nails, rien qui soit là pour plaire ou pour séduire. Une rigueur et un dépouillement dans le bruit et la répétition – jusqu’à l’absence totale de mélodies parfois sur certains passages quasi no-wave – qui évoque un peu les premiers Fugazi.

Le public s’est resserré, on le sent tout à coup nettemment accroché – alors que, vraisemblablement, seule une poignée avait dû entendre le nom de USA Nails auparavant. Cette impression se vérifiera  dans les jours suivants lors des discussions sur le concert : USA Nails a marqué les esprits.

Pas totalement sûr que ce soit le cas du groupe suivant par contre. Pogo car crash control déploie certainement un bon paquet d’énergie sur scène mais leur musique, qui sonne parfois limite hard-rock, ne me convainc pas plus que ça.

Ca fait déjà pas mal mais le printemps noise n’est pas terminé. La suite au prochain épisode.

>>>>>>>>>> SHEIK ANORAK

>>>>>>>>>> THE ACHARIS

>>>>>>>>>> FLYING DISK

>>>>>>>>>> LOVE IN ELEVATOR

>>>>>>>>>> SHELLAC

>>>>>>>>>> NURSE

>>>>>>>>>> DEAD ARMS

>>>>>>>>>> USA NAILS

>>>>>>>>>> POGO CAR CRASH CONTROL

« Beautiful underground » : an interview with Evan Patterson of Young Widows

Noise-rock outfit Young Widows retraced their own footsteps this spring during a ten days tour across Western Europe. Their show with Hex in Geneva was a chance to catch Evan Patterson and ask him a few questions. The banks of the river Rhône, the light sunshine and breeze – although I realized afterwards it made the recording somewhat tricky to transcribe -, that was the perfect setting to talk past and present of Young Widows, and other things.

I think the last time you played Europe was 2009 – quite a few years ago – how has the tour been received so far ?

It’s been fantastic. We had no idea what to expect, we haven’t released a record in five years. Reception was great, crowds were incredible… This is my fifth time in Europe in the past two years with my solo band, Jaye Jayle, and some said « Why don’t you bring Young widows back ? » and I said if you ask us to come back, we will come back ! But if you don’t ask, we’re not gonna come. They (Nick and Jeremy, the two other members of YW – Ed.) have families, it’s hard for them to take the time. So it kind of happened through me seeing all the promoters and meeting people. So yeah, it’s been a great trip so far.

With all of you being very involved in dfferent projects, what’s exactly the status of Young widows these days ?

The state of the band right now is we mostly just get together to rehearse to perform shows. There are some songs from our records In and out of youth and lightness that we are playing on this tour that we haven’t played in eight years. So relearning those songs was a process that needed a certain amount of rehearsals to be able to perform them…

Is there a particular reason why you hadn’t played these songs for so long ?

Ha… That album was a weird part of my life, a time that I don’t particularly want to think about. Most of the performing songs were not on that record because they were more enjoyable and less emotionally touching. That’s why we hadn’t played those songs for that many years. With our last album Easy pain it was more a more straightforward concept. A little more story telling and a little less personal… And I find it more enjoyable to make music that way. As you get older, you look back and you don’t feel the same way you did ten years ago. Making the songs a little less subjective and a little more objective, it’s exciting to me.

Each of your records is quite different from the others. How is it for you to build the setlist ?

It’s not difficult. We take three songs from Easy pain, three songs from In and out of youth and lightness and then songs from older albums. It’s like going though the ages. They work really well together. Starts off very strong and then it gets more atmospheric and personal and then the teen years. It’s the reverse chronological way…

The deep reverb that you are using is very characteristic. How did it become such an integral part of your sound ?

Yeah, I kind of have fallen in love with this ping-pong slapback sound – everytime I say « ping-pong slapback », I wanna slap myself ! (laughs) It’s the sound of the stereo amplifier I always use – with Jay Jayle or Young widows. That very fast slapback makes the guitar sound like nothing else I’ve ever heard. It’s so full and so thick. It has a texture in the way that the notes play one on the another. It just speaks to me. I love playing accoustic guitar at home and I love not having any effects on my guitar when I write. I never write with effects. But then when we get together as a band, all of a sudden it just fill that void. And I guess there’s just something about reverb and bending or pulling a note, the dissonance that it creates,… I find it very beautiful.

I was wondering if bands like Hoover had been influential in that respect ?

Oh, Hoover is a huge influence ! I saw Hoover when I was 13 years old. Being older, I realize they were like the krautrock band of the DC scene. So repetitive and minimal !

Quite underrated as well !

Very underrated ! Regulator watts and Abilene… all of Alex Dunham’s bands I was a huge fan of ! His style of guitar playing was a huge influence on me when I was in my twenties. Especially Regulator watts ! That was such a fantastic band !

I’ve read that you’re writing all together in Young widows. I was wondering if that had evolved over the years…

Well, it has evolved towords us writing more together. At the beginning, I used to bring more songs to the band and have more direct ideas. And then it turned into a thing of more jamming ideas. Honestly, for a lot of the songs, we just go with nothing. We just show up and just start playing and just see what happens. I like that process but I’m kind of more on the side of composing songs now more than I ever have been. Especially with doing Jaye Jayle. I come with specific ideas of this happens here and this happens here. That’s how a lot of In and out of youth lightness was : specific ideas and then lots and lots and lots and lots of playing one part for many many many practices to figure out what we should do next. That’s generally how I write music.

Did having your solo band allow you to do something different with Young widows ?

Absolutely. That’s what resulted in Easy pain. The songs The guitar, on Old wounds, or Right in the end, The muted man and Young rivers  on Youth and lightness aren’t very different from what I’m doing with Jaye Jayle. I have a place to put all those ideas with my solo music now so Easy pain was like : OK let’s go over the roof and crush this building and see what happens !

Is that the meaning of the title « Easy pain » ? The fact that it was easier to bear than the previous one ?

Somewhat… (Evan is throwing a quick glance around.) It had also to do with doing a lot of drugs. Kind of destroying and abusing yourself. How easy it is to do that and how you don’t even know you’re doing it when you’re doing it.

In three days, you’re going to play your second album, Old wounds, in its entirety at the Roadburn festival. Why does it get this special treatment ?

I’m not sure.. My guess is that when this record came out in 2008 maybe there wasn’t a lot of music happening and it seems that that record has been important to a lot of people. You know, a lot of the time, what I do when I write music is introducing people to music that I love. And I feel that I’ve done that with making the music that I’ve made. It was introducing people to Jesus Lizard or Drive like Jehu – bands that influenced me to start playing music. And even still with Easy pain, I want people to hear that record and see clearly that I love the first Today is the day record and I love Am rep music. And even with Jaye Jayle, there’s all this incredible underground music that people need to hear and be introduced to.

You’re talking about the way people receive your music. It seems important to you…

Hmm, it’s not that important, actually. I’m not that worried about how people receive my music. I’m not a nostalgic person. I don’t listen to all those bands that influenced me to make Old wounds and it’s a bit strange to play a record that’s ten years old but I appreciate what it means for people.

What about reviews of your records ? There were mixed reviews of In and out of youth and lightness…

Honestly, I don’t read them… It’s what I wanted to make and that’s all that matters. I don’t make music for the critics, I make music for myself. It’s a struggle to just keep making music as a form of art because it’s not the mainstream successful route and I’ve never been worried about that. I love music. It’s not a thing like once I’ve made this amount of money, I’m going to stop. I’m going to keep making music until the rest of my life. Wether anybody hears it or appreciates it is second. It doesn’t matter.

Your bass player sings on « Delay your presssure ». He has a really good powerful voice…

He does, yeah… He sings back-ups on lots of songs but it seems he didn’t feel like doing more. Actually, I remember Kurt Ballou saying when we recorded Old wounds that if he sang more there would be no frontman and it would be a thing like Ian MacKaye and Guy Picciotto of Fugazi !

What about the current political situation, with all those populist leaders like Donald Trump getting more and more audience all over the world ? Do these uncertain times have an influence on your writing ?

Honestly, it doesn’t. There is a place for politics and art but it’s not what has influenced me to make art. I used to listen to political songs and now they don’t mean what they used to mean…. I’ve had this conversation with a lot of people… There’s always so much you can do and you just know how you live and how you feel and the respect you have for all of humanity and that’s a political statement in itself. But if something went really wrong, I’d be there for sure…

PS By the way, of course I also asked Evan if Young Widows had new material and he said they had a few but rehearsing and writing time was so sparse that the possibility of a record was unlikely in the near future.

Cover photography : Zoltan Novak

 

>>>>>>>>> YOUNG WIDOWS

« Viser le système nerveux central » : une interview de Brutalist

Né sur les cendres de Knut, Brutalist n’aura sorti qu’un seul disque, tiré à 50 exemplaires dans la plus grande confidentialité, avant de cesser toute activité. Mais la musique qu’on y découvre – sorte de métal répétitif et déconstruit – est si foudroyante qu’il était impossible de ne pas chercher à en savoir plus sur l’histoire et les dessous de ce projet intrigant et éphémère. Roderic (batterie) et Adriano (guitare, editing) ont répondu à mes questions. Merci à eux.

Sur quelles bases, avec quelles envies ou directions musicales, Brutalist est-il né? Etait-il dans le prolongement de Knut ou y avait-il une volonté de s’éloigner de cette identité?

Roderic : Dans un premier temps il s’agissait pour des rescapés de Knut de prolonger le plaisir de jouer ensemble en explorant de nouvelles voies, abstraites, répétitives, hors des chemins précédemment balisés. L’arrivée d’Adriano avec son esprit dérangé a donné l’impulsion pour pousser le bouchon toujours plus loin. Au final, Brutalist et Knut entretiennent un cousinage très lointain.

Adriano : C’est Tim qui m’a proposé de rejoindre le projet en chantier au moment où Commodore s’arrêtait pour de bon, alors qu’on était en train de composer de nouveaux morceaux. Je pense qu’il y a vu la possibilité de réunir nos univers dans la mesure où Commodore allait dans une direction plus radicale et expérimentale.

Etait-ce un choix de former un groupe instrumental, sans voix?

R : Avant qu’Adriano ne nous rejoigne, clairement, car aucun des trois autres n’utilisait sa voix dans la musique (ou très occasionnellement). Cet élément nous aurait aussi inévitablement assimilés à des esthétiques dont nous voulions nous éloigner. Par la suite, l’idée d’essayer des approches vocales singulières a été envisagée, sans se concrétiser.

Adriano jouait la guitare dans Commodore avec Tim, mais il mène également des projets de musique bruitiste/électronique. Quel est son apport dans Brutalist?

R : Fondamental. Sa perspective détachée du passé/passif de Knut et son envie d’exploser les cadres ont contribué à faire de Brutalist cet objet non identifié. Et on a le sentiment de s’être arrêtés aux balbutiements.

A : C’est vrai qu’il y a eu toute une phase de recherche durant laquelle on a enregistré beaucoup de matériel que je ramenais chez moi, après les répètes, pour trouver des bouts d’idées ou de nouvelles directions de morceaux. Et il est vrai qu’à un moment donné je me suis amusé à éditer ces sessions de façon totalement intuitive. Un peu comme je le fais dans mes projets parallèles, plus orientés autour du matériau sonore et des techniques de musique concrète ou électroacoustique. Du coup, cela nous a permis de trouver une autre façon d’explorer la composition et de s’affranchir d’une méthode plus conventionnelle.

Le brutalisme, c’est un mouvement architectural qui affectionnait particulièrement le béton. Est-ce que ce mouvement – ou tout autre mouvement plastique/visuel, d’ailleurs – est une source d’inspiration pour vous, ou est-ce juste un clin d’oeil au caractère relativement tendu et massif de votre musique?

R : Les deux, probablement. Cette idée de sculpter le son comme des blocs, de travailler la matière sonore de façon plastique (versus écrire des «riffs») nous a guidés sans doute inconsciemment en partie. Plusieurs membres du groupe ont une pratique dans des disciplines visuelles (dessin, graphisme, vidéo) et cela, couplé à un intérêt pour les musiques expérimentales, concrètes, électroacoustiques, a pu jouer un rôle. La conception d’un arsenal de pédales d’effets a été en soi un chantier permanent.

Brutalist a sorti un unique disque, qui a été enregistré sur une période de plusieurs années. Pouvez-vous nous présenter ce disque: comment a-t-il été conçu et que représente-t-il pour vous?

A : A la base, il ne s’agit pas vraiment d’un disque, mais plus d’une empreinte ou du témoignage de ce qu’a pu être le groupe durant son existence chaotique. Quand nous avons commencé à enregistrer avec Vincent Hänggi (H E X), c’était dans le but d’avoir un support de travail « propre » en essayant de capturer l’énergie live de Brutalist et de se rendre un peu mieux compte de ce qu’on essayait de faire. Sur les cinq morceaux live enregistrés, on en a retenu trois («Piton», «Cobra» et «Trabajo»). Après un premier pré-mix de Vincent, on a trouvé qu’il manquait du matériel, que certaines prises n’étaient pas abouties. On a refait certaines parties et ajouté quelques overdubs pour concrétiser ce qu’on avait vraiment en tête. Lorsqu’on a pris la décision commune d’arrêter le projet, on s’est replongés dans nos enregistrements et edits «de travail» et on a trouvé cohérent de les rassembler sur un même support pour les diffuser autour de nous de façon physique et digitale.

Le premier morceau, «Piton», avec ses structures déconstruites et heurtées, évoque certaines compositions électro actuelles. Est-ce que la musique électronique est une source d’inspiration pour vous?

R : Si c’est le cas, c’est totalement inconscient. Cela dit, la musique électronique au sens large (historique ou actuelle) fait partie du spectre au même titre que la musique industrielle, le metal, le free, le kraut et tout ce qui vise le système nerveux central.

A : Oui, je rejoins l’idée que c’est totalement inconscient. Ce morceau a été spécifiquement composé sur la base d’improvisations et d’edits totalement intuitifs, pour être totalement recomposé avec de nouvelles parties. Peut-être que le côté répétitif et minimaliste de la batterie évoque cette idée.

Même interrogation pour le jeu des guitares dont les lignes entrelacées et dissonantes rappellent un jeu jazz ou free – est-ce que ces musiques font partie de votre univers?

R : Pas dans une approche érudite, concernant le jazz, mais on a tous vu tellement de concerts et écouté tellement de musiques au cours de nos vies qu’il est possible que cela laisse une trace. Est-ce que Zeni Geva ou Krallice sont jazz? On ne peut pas nier que l’école «noise» scandinave des Noxagt, MoHa, Staer, Ultralyd, Monolithic a eu un impact sur Brutalist.

D’ailleurs l’improvisation joue-t-elle un rôle dans la musique de Brutalist ou est-elle totalement écrite?

R : L’improvisation a tenu une place de plus en plus importante et aurait dû, à terme, devenir prépondérante. Le travail de création de bruit en répétition / édition sur ordinateur / réarrangement en groupe, par aller-retours, a produit des résultats excitants.

A : Oui, clairement. Ça a fini par devenir le leitmotiv : improviser, enregistrer, éditer, ramener des idées, tout déconstruire à nouveau et recomposer. Le plus dur a été de trouver un juste équilibre entre ce qu’il était possible de reproduire et ce qui n’était pas à notre portée et qu’il a fallu repenser plus simplement, parfois en allant à l’essentiel.

Plus généralement, quelles sont les musiques ou les courants qui vous passionnent aujourd’hui et vous semblent ouvrir des voies nouvelles?

A : Plus que des courants, pour ma part se sont surtout des artistes doués d’une certaine vision, une certaine démarche. Ce qui me touche aujourd’hui est plus orienté vers la musique improvisée et l’expression de démarches radicales qu’une certaine scène ou un certain genre.

R : Ça fait tellement longtemps que je navigue entre les trucs les plus abscons ou extrêmes et des musiques totalement accessibles que je m’y perds. Certains champs réputés novateurs tournent en rond et se parodient, alors que des trucs a priori archi rebattus sonnent super frais sans trop qu’on sache pourquoi… Tant que la musique aura cette magie, cette capacité d’imprévisibilité, mes oreilles resteront ouvertes.

Le premier pressage CD de ce disque est maintenant épuisé, y-a-t-il des projets de repressage ou la version numérique restera la seule disponible?

R : Ce pressage s’est résumé à cinquante exemplaires essentiellement diffusés dans l’entourage. Après avoir laissé reposer ces sessions pendant près de deux ans, on a trouvé qu’il serait peut-être bon de finaliser le témoignage enregistré de Brutalist. Pour nous-même avant tout, histoire de conjurer un sentiment d’inachevé. La version numérique reste disponible et nous ne sommes pas à l’abri de la proposition d’un label motivé pour un pressage vinyle, qui sait?

La pochette du disque est plutôt énigmatique, pouvez-vous nous en dire un mot?

R : Ha! L’origine est un peu énigmatique et surtout assez inavouable. Union légitime, mélange de fluides à concentrations variables, influence de Fenriz …ou Peter Liechti. Promenons-nous dans les bois pour faire n’importe quoi.

A : C’est totalement inavouable et en même temps très banal… à l’image de ces morceaux et de ce projet qui s’arrête abruptement…

Aujourd’hui, des festivals proposent des affiches colossales tandis que la fréquentation des petites salles baisse régulièrement et de très bons groupes jouent devant une poignée de personnes, qu’est-ce que cette situation vous inspire?

R : C’est vrai, le monde semble contaminé par une festivalite aiguë, tentation de l’événementiel et de l’éphémère «pop up» au détriment des programmations patiemment échafaudées, de saisons audacieuses visant la cohérence à long terme dans de petits lieux aux identités fortes et aux publics fidèles. L’exemple parfait à Genève est la Cave12, antre de toutes les musiques expérimentales, hors cadre, tous genres confondus. Admirable, mais au prix de combien de sacrifice financier et humain?

Je crois savoir que l’arrêt des activités du groupe est lié à des problèmes d’audition de votre batteur, Roderic. On ne va pas se mentir, ce style de musique fait mal aux oreilles et à la longue engendre des pertes d’audition sensibles – vous qui êtes dans la musique depuis longtemps, comment abordez-vous cette question?

R : Acouphènes plus que perte d’audition, résultat d’années de martelage sans protection suffisante. A méditer avant qu’il ne soit trop tard, car il existe des protections sur mesure très efficaces.

A : On ne l’aborde pas vraiment. C’est au coup par coup. Je ne connais personnes autour de moi qui n’ait pas connu des périodes d’hyperacousie, surdités temporaires ou dommages irréversibles suite à une pratique musicale intensive ou après certains concerts relativement fort, avec ou sans protection. Malheureusement on est tributaire du hasard, comme pour le reste.

Même si Brutalist a cessé ses activités, je ne peux pas m’empêcher de vous poser la question de l’avenir. Avez-vous d’autres projets en cours? Et peut-on espérer une suite vous réunissant? Un grand merci!!

R : L’avenir, l’avenir, y en a-t-il seulement un? Brutalist s’est éteint, le reste suivra. En attendant, certains ont repris des activités musicales dans des domaines très différents, avec plus ou moins d’implication, parallèlement aux impératifs et engagements de la vie.

A : Tim a rejoint Mandroïd of Krypton pour remplacer leur bassiste. Christian continue de façon ponctuelle son projet drone Ignant avec Didier (Llama / ex-Knut), quand le temps le permet. Roderic a rejoint un projet «pop indie» qui lui permet de continuer à jouer de la batterie. Pour ma part je continue mes pérégrinations sonores, surtout orientées autour de l’ordinateur. Seul et aussi en duo, dans le projet Left Bank, associant des principes et techniques de musique concrète et électroacoustique en temps réel. Un disque et une k7 à tirage limité sont prévus avant cette fin d’été, ainsi que quelques concerts ponctuels en Suisse.

Merci Rad-Yaute pour l’intérêt !

>>>>>>>>>> BRUTALIST