Duo de guitares électriques grenoblois qui a toute une vie derrière lui mais découvert avec ce disque. Trois plages sonores où des motifs minimaux se déploient, dérivent, s’interpénètrent, mutent et se mélangent lentement. Où leurs spectres s’étirent, se diluent, se décomposent. Distortion suspendue en eau profonde. Abstrait mais lisible.
Sun stabbed, In girum imus nocte et consuminur igni LP (Doubltful sounds)
On n’arrête Nevraska pas comme ça. Malgré une conjoncture pas franchement favorable, le duo annecien garde la tête froide, contourne les obstacles, joue serré et présente son deuxième album en temps et en heure (pas franchement comme cette chronique qui a mis bien du temps à venir). Placé sous le signe du mouvement des droits civiques US (le bus, Rosa parks), ce nouveau disque est emballé dans une fort jolie pochette en forme d’hommage à la fois à un certain groupe post-hardcore suédois et au graphisme classique des disques de jazz. Jérémy – dit « Kick » – a remplacé Cyril derrière les fûts mais comme il jouait auparavant dans Human side avec Pascal (basse), on reste en famille.
Changement dans la continuité, donc, et on retrouve sans peine sur ce disque la formule explosive et cinématographique qui fait tout le sel et le charme du duo. Joutes rythmiques de haut-vol, tir nourri, répétitions qui font monter une électricité affolante et te traversent de part en part, magnifiée par le son à gros grain forgé dans le studio de Serge Morattel. Les samples – souvent des enregistrements de voix, récits, monologues – font contrepoint et donnent aux morceaux leur caractère narratif. Un peu comme une hybridation sous les auspices de Doppler et de Microfilm, en quelques sortes.
Mais « I left work on my way home December 1st 1955 » réserve aussi son lot de surprises. Des invités apportent leur touche et diversifient la palette. Sur le morceau d’ouverture aux accents émo-rock, « Nothing to live with the law, c’est la voix de Benjamin Prieur – qui avait été un temps pressenti pour être le chanteur du groupe mais qui est surtout celui de Nurse, autre groupe très marquant issu du même coin. Le duo s’essaye à un morceau délicat et noisy – « A bit more » – avec une colonne vertébrale électronique et un chant féminin aérien. Des gerbes d’un saxo étranglé jaillissent sur le final furieux de « Hornet vision », une guitare bluesy qui fait « Interlude » et porte le récit de Rosa Parks et un chant parlé (bon, ok, c’est moi…) sur le final de « Invisible walls » – morceau ultra efficace et absolument imparable en concert. Dans le sillage des expérimentations de Human side, Nevraska concrétise un peu plus les envies d’ouverture affichées depuis ses débuts.
Loin du lyrisme, des poses ou du formalisme convenu qui sévissent dans les scènes post-hardcore ou post-punk, Nevraska est un groupe libre, qui ne prend ses ordres de personne et n’aspire qu’à faire une musique vivante et vibrante – ou des « ziks cools », comme le dit Pascal avec son sens de la formule lapidaire. « Vous voyez la rage ? Vous voyez la jubilation ? Vous les trouvez difficilement compatibles ? Et pourtant… » dit encore le texte de présentation de l’album… Ce programme, Nevraska le tient parfaitement. Fonce découvrir cette pépite qui crépite.
Nevraska, I left work on my way home December 1st 1955 (GabuRecords, Urgence disk, Après vous records)
Toujours se méfier de ce qui est estampillé métal ou affilié et qui vient de Suisse, ils ont une tradition d’excellence dans le genre. Le nom de Convulsif ne cessait de revenir – que ce soit dans la programmation de Cave12 ou dans celle de l’excellente asso Drone to the bone (que la nostalgie finira par rendre mythique) – mais ce n’est qu’avec ce cinquième album que je les découvre vraiment. Ca fait un bout de temps que des groupes pratiquent ces musiques tout en les faisant sortir du format rock pour les emmener sur des terrains beaucoup plus ambitieux, un peu comme si elles étaient entrées dans une période de maturité. Morceaux dépassant régulièrement les dix minutes, influence des musiques jazz ou contemporaine parfois, croisements audacieux. Comme leurs collègues de label, HEX, Convulsif est de cette trempe-là.
Chez Convulsif, c’est un violon et une clarinette basse qui font face au traditionnel basse-batterie et qui, autour d’un axe rythmique féroce, sculpté, volontiers répétitif et minimaliste, déploient leurs figures. En ouverture de l’album, « Buried in one » fait ainsi défiler des plages bruitistes dans une sorte d’écriture syncopée vraiment frappante, tandis que les notes tenues de « Five days of open bone » viennent s’enrouler sur une basse aux aguets dans une montée presque post-rock – mais, chez Convulsif, le post-rock vient se fracasser sur une vague furieuse où le quatuor fait la démonstration de toute la brutalité dont il est capable. La machinerie atteint des dimensions franchement stratosphériques sur le tournoyant « The axe will break ». Aussi bien, Convulsif ne dédaigne pas pour autant le format coup de poing comme sur « Feed my spirit side by side » où la basse et ses coups de butoir rythmés comme des frappes de boxeurs sont à l’honneur, ni les dingueries hybrides, les rythmiques monstrueuses et concassées qui finiront par se destructurer tout à fait de « Torn from the stone » et « Surround the arms of revolution ». On pense tout à tour à John Zorn, à Noxagt, à Morkobot.
Dans ce théâtre fracturé, le groupe se montre totalement maître des temporalités qu’il impose, tantôt déployées à l’infini, tantôt brutalement repliées sur elles-mêmes, comme au coeur d’une décharge de foudre. Un champ de perturbations magnétiques fascinant dans lequel il était grand temps d’entrer.
Véritable fourmi de l’underground pas du tout du genre à rester inactive – il n’y a qu’à voir sa liste infinie de concerts annulés depuis mars dernier -, L’Orchidée cosmique a profité du 1er confinement pour enregistrer ce nouvel EP. Dispo en version numérique sur son bandcamp, c’est l’inoxydable label genevois Urgence disk qui en sortira la version CD. Nouveau voyage interstellaire, donc, en 4 titres qui permettent de revisiter ou de découvrir son univers musical. Apesanteur presque irréelle avec « Les Dauphins », gros riff épique de « The Green thing », ambient futuriste de « Cumulus » ou « Cirrus » cinématographique, L’Orchidée préfère toujours le trait net et clair et continue à dessiner minutieusement les contours du post-métal cotonneux, presque pop, qui n’appartient qu’à lui. A découvrir.
Si j’avais été plus rapide et qu’on était encore en été, j’aurais dit que ce disque – sorti en février dernier sur le label auvergnat Petrol chips – était la bande-son idéale d’un air vicié, le générique des faux-semblants, l’antidote à un soleil trompeur. David Litavicki – soit la moitié du très recommandable duo grenoblois Churros batiment – s’y laisse aller à 12 compositions aussi hétéroclites et instables que ton humeur. Easy-listening à la dérive, rap-rock pour black-bloc en crise, sans oublier une veine un peu surréaliste/kafkaïenne (« Les blattes ») qui est une de ses marques de fabrique. Bleu russe bricole des images brutes, fabrique des métaphores au fer à souder, colle les rimes à la truelle. Un paradis artificiel de mots, une ballade azimutée au cours de laquelle on croise autant les fantômes de Gainsbourg que ceux de rappeurs crânes ou hagards et qui vaut franchement le détour.
Premier contact avec ce groupe piémontais qui publie là son deuxième album, sept ans après le premier. Neufs morceaux denses, construits. Télescopages de riffs massifs, breaks abruptes, flirtant avec le math-noise – de l’aveu même du groupe. Lorsqu’elle est la plus condensée, la plus lapidaire, la musique de Glad husbands n’est pas sans rappeler fortement un des parrains du genre, Dazzling killmen. « Out of the storm », « Spare parts », « Cowards in a row ». Expectorations vitales. Méchante envie d’en découdre. Rage bloquée qui sort en spasmes. Même la voix à quelque chose de la fureur étranglée de Nick Sakes, dans ces brulôts noisecore fumants. Ailleurs, « Things that made sense », « The Jar » varient les intensités, évoquent parfois un post-hardcore plus old-school, s’essayent à des inflexions plus mélodiques, jusqu’à la ligne presque pop de « Midas ». Une sorte d’identité plurielle qui ne s’appréhende pas forcément immédiatement mais qui donne certainement envie d’en savoir plus et d’en faire l’expérience en concert.
C’était cool, le grunge, les chemises à carreaux, tout ça… et il y avait même de sacrés bons groupes dans le lot. Mais je dois dire que ce n’est pas le mouvement musical qui a le plus retenu mon attention et, lorsqu’un groupe se réclame haut et fort de ce courant, j’y vais avec une curiosité assez prudente. Après un premier ep sympathique, Noiss reviennent aux affaires avec cette deuxième galette enregistrée au Purple Sheep Studio et qui commence à se rapprocher sérieusement, on imagine, de l’idéal de sueur et de gros riffs des Chambériens. Tout y est, la scène est presque parfaite. Le son, la voix rocailleuse, on les voit, on les entend, on les sent sur scène. Nul doute que que Noiss est un groupe sincère qui en veut et qui croit à sa ligne musicale et c’est une des qualités de ces morceaux de ne pas trop en faire pour laisser parler ses idées, comme sur l’instrumental tout simple « Enjoy this day », ou mettre en valeur les lignes vocales éraillées. Même si ces cinq morceaux s’appuient largement sur des recettes qui ont maintes et maintes fois fait leurs preuves, leur force de conviction emporte tout de même l’adhésion et doivent certainement faire leur effet en live. Seulement, seulement, on adorerait que ce groupe, tout en gardant les racines qui font son identité musicale, nous emmene ailleurs, dans un endroit qu’on ne connaisse pas déjà.
Après avoir rôdé aux abord du lycée, voilà que Taulard nous emmène dans la plaine. Deuxième album sorti en catimini, à se demander même si ça ne les dérange pas, qu’on parle d’eux. En même temps, cette discrétion, ça va bien à leur musique pas prétentieuse pour un sou, qui semble faite pour être distribuée de la main à la main, le groupe de copains de copains.
Pas vraiment de grande surprise à l’écoute de ces 11 titres dans le droit fil de ce que le groupe a fait jusque-là. Toujours ce rock alternatif à synthé déluré – à peine un passage reggae vient prendre le contre-pied sur un morceau, un peu façon Bad Brains – et ces textes désarmants qui donnent envie de tendre l’oreille pour entendre l’histoire jusqu’à la fin. Les hésitations, les dégoûts, les impasses, les noeuds psychologiques exposés sans fard et les espaces géographiques ouverts, comme refuges, comme antidotes. L’air de rien, l’écriture de Taulard capture au vol un trouble indéfinissable, une nostalgie poignante omniprésente qui ne dit pas son nom. Si certains textes versent un peu dans l’anecdotique, d’autres, comme « Dans la plaine » et son évocation des saisons d’été, sont à écouter absolument.
Après « Immorale émotion », le terroriste sonore chambérien Yoke revient avec 4 nouveaux morceaux, cette fois publiés sous l’égide d’un label, Larmes – mais uniquement en format numérique semble-t-il – et donne une suite à ses plongées sonores, ses chutes dans un espace sombre, magnétique et sans fond. Environnement sonore sculpté – au grain plus fin peut-être que sur l’enregistrement précédent. Motifs qui s’entrechoquent, échos d’une scène inidentifiable, bloqués sur une répétition cauchemardesque. Inquiétantes mécaniques sourdes qui travaillent en profondeur. Entre précision maniaque et délitement des repères auditifs, les narrations sonores de Yoke déroulent leurs paysages angoissants, hors-contrôles, poursuivent leur lancinant travail de sape.
Quand on demande quels sont les groupes locaux qui ont marqué, les noms de Inner suffering et Human side reviennent régulièrement et ce n’est pas un hasard si on retrouve leurs membres dans les formations actuelles les plus intéressantes. Nevraska, bien sûr, dont le deuxième album est en préparation, et Komodo experience – trio instrumental dont l’existence aura été écourtée par le départ d’un guitariste. Mornifle reprend les choses là où Komodo les avaient laissées mais rebat les cartes. Sous ce pseudonyme potache, on retrouve Fabien, qui quitte la basse pour passer à la guitare, Quentin (ex-Sayoni ma et MC Al Ouatta) prend le poste de bassiste et Kick est à la batterie mais seulement le temps de cet enregistrement puisque, désormais batteur de Nevraska, il va laisser sa place à Simon (We are the incredible noise, Cadet massive). Joli jeu de chaises musicales.
Pour son premier essai discographique, le trio frappe fort et abat d’entrée de jeu 6 titres, dans lesquels on reconnait immédiatement le groove surpuissant et les compositions à tiroirs caractéristiques. Les musiciens connaissent leur grammaire convergienne sur le bout des doigts – sans jeu de mot, hein – et « Pouce », « Majeur » et Paume » donnent quelques beaux moments de hardcore impétueux et sombre, plein de bourrasques glaciales et de break dantesques. Mornifle, disaient-ils.
Mais, y’a pas à dire, le rock instrumental, surtout en trio, ça va quand même pas tout à fait de soi. L’absence de voix dévoile fatalement le caractère linéaire de toute composition et, de ce point-de-vue, certaines tirent mieux leur épingle du jeu que d’autres. « Index » titille déjà l’oreille avec une mélodie de guitare joueuse mais c’est surtout « Annulaire » qui bifurque et créé la surprise. Prenant ses distances avec les plans testéronés, ce morceau ose des mélodies plus évidentes, plus fun, et dessine un espèce de prog futuriste survitaminé vraiment emballant, un peu comme un TransAm metallique. Comme par magie, chaque instrument trouve sa place et l’alchimie entre la batterie surpuissante, le groove de la basse et une guitare inventive et bien dosée se fait ici naturelle et particulièrement aigue. « Auriculaire » continue sur cette lancée en préférant au défilement des plans prendre le temps de développer son riff accrocheur.
Mornifle a eu bien raison de mettre les bouchées doubles pour ce premier opus qui ouvre des brèches et laisse entrevoir des perspectives dont on a hâte de voir quelles suites le groupe va leur donner. En attendant, c’est une excellente surprise qu’on espère bientôt goûter en concert. Welcome Mornifle !