« Viser le système nerveux central » : une interview de Brutalist

Né sur les cendres de Knut, Brutalist n’aura sorti qu’un seul disque, tiré à 50 exemplaires dans la plus grande confidentialité, avant de cesser toute activité. Mais la musique qu’on y découvre – sorte de métal répétitif et déconstruit – est si foudroyante qu’il était impossible de ne pas chercher à en savoir plus sur l’histoire et les dessous de ce projet intrigant et éphémère. Roderic (batterie) et Adriano (guitare, editing) ont répondu à mes questions. Merci à eux.

Sur quelles bases, avec quelles envies ou directions musicales, Brutalist est-il né? Etait-il dans le prolongement de Knut ou y avait-il une volonté de s’éloigner de cette identité?

Roderic : Dans un premier temps il s’agissait pour des rescapés de Knut de prolonger le plaisir de jouer ensemble en explorant de nouvelles voies, abstraites, répétitives, hors des chemins précédemment balisés. L’arrivée d’Adriano avec son esprit dérangé a donné l’impulsion pour pousser le bouchon toujours plus loin. Au final, Brutalist et Knut entretiennent un cousinage très lointain.

Adriano : C’est Tim qui m’a proposé de rejoindre le projet en chantier au moment où Commodore s’arrêtait pour de bon, alors qu’on était en train de composer de nouveaux morceaux. Je pense qu’il y a vu la possibilité de réunir nos univers dans la mesure où Commodore allait dans une direction plus radicale et expérimentale.

Etait-ce un choix de former un groupe instrumental, sans voix?

R : Avant qu’Adriano ne nous rejoigne, clairement, car aucun des trois autres n’utilisait sa voix dans la musique (ou très occasionnellement). Cet élément nous aurait aussi inévitablement assimilés à des esthétiques dont nous voulions nous éloigner. Par la suite, l’idée d’essayer des approches vocales singulières a été envisagée, sans se concrétiser.

Adriano jouait la guitare dans Commodore avec Tim, mais il mène également des projets de musique bruitiste/électronique. Quel est son apport dans Brutalist?

R : Fondamental. Sa perspective détachée du passé/passif de Knut et son envie d’exploser les cadres ont contribué à faire de Brutalist cet objet non identifié. Et on a le sentiment de s’être arrêtés aux balbutiements.

A : C’est vrai qu’il y a eu toute une phase de recherche durant laquelle on a enregistré beaucoup de matériel que je ramenais chez moi, après les répètes, pour trouver des bouts d’idées ou de nouvelles directions de morceaux. Et il est vrai qu’à un moment donné je me suis amusé à éditer ces sessions de façon totalement intuitive. Un peu comme je le fais dans mes projets parallèles, plus orientés autour du matériau sonore et des techniques de musique concrète ou électroacoustique. Du coup, cela nous a permis de trouver une autre façon d’explorer la composition et de s’affranchir d’une méthode plus conventionnelle.

Le brutalisme, c’est un mouvement architectural qui affectionnait particulièrement le béton. Est-ce que ce mouvement – ou tout autre mouvement plastique/visuel, d’ailleurs – est une source d’inspiration pour vous, ou est-ce juste un clin d’oeil au caractère relativement tendu et massif de votre musique?

R : Les deux, probablement. Cette idée de sculpter le son comme des blocs, de travailler la matière sonore de façon plastique (versus écrire des «riffs») nous a guidés sans doute inconsciemment en partie. Plusieurs membres du groupe ont une pratique dans des disciplines visuelles (dessin, graphisme, vidéo) et cela, couplé à un intérêt pour les musiques expérimentales, concrètes, électroacoustiques, a pu jouer un rôle. La conception d’un arsenal de pédales d’effets a été en soi un chantier permanent.

Brutalist a sorti un unique disque, qui a été enregistré sur une période de plusieurs années. Pouvez-vous nous présenter ce disque: comment a-t-il été conçu et que représente-t-il pour vous?

A : A la base, il ne s’agit pas vraiment d’un disque, mais plus d’une empreinte ou du témoignage de ce qu’a pu être le groupe durant son existence chaotique. Quand nous avons commencé à enregistrer avec Vincent Hänggi (H E X), c’était dans le but d’avoir un support de travail « propre » en essayant de capturer l’énergie live de Brutalist et de se rendre un peu mieux compte de ce qu’on essayait de faire. Sur les cinq morceaux live enregistrés, on en a retenu trois («Piton», «Cobra» et «Trabajo»). Après un premier pré-mix de Vincent, on a trouvé qu’il manquait du matériel, que certaines prises n’étaient pas abouties. On a refait certaines parties et ajouté quelques overdubs pour concrétiser ce qu’on avait vraiment en tête. Lorsqu’on a pris la décision commune d’arrêter le projet, on s’est replongés dans nos enregistrements et edits «de travail» et on a trouvé cohérent de les rassembler sur un même support pour les diffuser autour de nous de façon physique et digitale.

Le premier morceau, «Piton», avec ses structures déconstruites et heurtées, évoque certaines compositions électro actuelles. Est-ce que la musique électronique est une source d’inspiration pour vous?

R : Si c’est le cas, c’est totalement inconscient. Cela dit, la musique électronique au sens large (historique ou actuelle) fait partie du spectre au même titre que la musique industrielle, le metal, le free, le kraut et tout ce qui vise le système nerveux central.

A : Oui, je rejoins l’idée que c’est totalement inconscient. Ce morceau a été spécifiquement composé sur la base d’improvisations et d’edits totalement intuitifs, pour être totalement recomposé avec de nouvelles parties. Peut-être que le côté répétitif et minimaliste de la batterie évoque cette idée.

Même interrogation pour le jeu des guitares dont les lignes entrelacées et dissonantes rappellent un jeu jazz ou free – est-ce que ces musiques font partie de votre univers?

R : Pas dans une approche érudite, concernant le jazz, mais on a tous vu tellement de concerts et écouté tellement de musiques au cours de nos vies qu’il est possible que cela laisse une trace. Est-ce que Zeni Geva ou Krallice sont jazz? On ne peut pas nier que l’école «noise» scandinave des Noxagt, MoHa, Staer, Ultralyd, Monolithic a eu un impact sur Brutalist.

D’ailleurs l’improvisation joue-t-elle un rôle dans la musique de Brutalist ou est-elle totalement écrite?

R : L’improvisation a tenu une place de plus en plus importante et aurait dû, à terme, devenir prépondérante. Le travail de création de bruit en répétition / édition sur ordinateur / réarrangement en groupe, par aller-retours, a produit des résultats excitants.

A : Oui, clairement. Ça a fini par devenir le leitmotiv : improviser, enregistrer, éditer, ramener des idées, tout déconstruire à nouveau et recomposer. Le plus dur a été de trouver un juste équilibre entre ce qu’il était possible de reproduire et ce qui n’était pas à notre portée et qu’il a fallu repenser plus simplement, parfois en allant à l’essentiel.

Plus généralement, quelles sont les musiques ou les courants qui vous passionnent aujourd’hui et vous semblent ouvrir des voies nouvelles?

A : Plus que des courants, pour ma part se sont surtout des artistes doués d’une certaine vision, une certaine démarche. Ce qui me touche aujourd’hui est plus orienté vers la musique improvisée et l’expression de démarches radicales qu’une certaine scène ou un certain genre.

R : Ça fait tellement longtemps que je navigue entre les trucs les plus abscons ou extrêmes et des musiques totalement accessibles que je m’y perds. Certains champs réputés novateurs tournent en rond et se parodient, alors que des trucs a priori archi rebattus sonnent super frais sans trop qu’on sache pourquoi… Tant que la musique aura cette magie, cette capacité d’imprévisibilité, mes oreilles resteront ouvertes.

Le premier pressage CD de ce disque est maintenant épuisé, y-a-t-il des projets de repressage ou la version numérique restera la seule disponible?

R : Ce pressage s’est résumé à cinquante exemplaires essentiellement diffusés dans l’entourage. Après avoir laissé reposer ces sessions pendant près de deux ans, on a trouvé qu’il serait peut-être bon de finaliser le témoignage enregistré de Brutalist. Pour nous-même avant tout, histoire de conjurer un sentiment d’inachevé. La version numérique reste disponible et nous ne sommes pas à l’abri de la proposition d’un label motivé pour un pressage vinyle, qui sait?

La pochette du disque est plutôt énigmatique, pouvez-vous nous en dire un mot?

R : Ha! L’origine est un peu énigmatique et surtout assez inavouable. Union légitime, mélange de fluides à concentrations variables, influence de Fenriz …ou Peter Liechti. Promenons-nous dans les bois pour faire n’importe quoi.

A : C’est totalement inavouable et en même temps très banal… à l’image de ces morceaux et de ce projet qui s’arrête abruptement…

Aujourd’hui, des festivals proposent des affiches colossales tandis que la fréquentation des petites salles baisse régulièrement et de très bons groupes jouent devant une poignée de personnes, qu’est-ce que cette situation vous inspire?

R : C’est vrai, le monde semble contaminé par une festivalite aiguë, tentation de l’événementiel et de l’éphémère «pop up» au détriment des programmations patiemment échafaudées, de saisons audacieuses visant la cohérence à long terme dans de petits lieux aux identités fortes et aux publics fidèles. L’exemple parfait à Genève est la Cave12, antre de toutes les musiques expérimentales, hors cadre, tous genres confondus. Admirable, mais au prix de combien de sacrifice financier et humain?

Je crois savoir que l’arrêt des activités du groupe est lié à des problèmes d’audition de votre batteur, Roderic. On ne va pas se mentir, ce style de musique fait mal aux oreilles et à la longue engendre des pertes d’audition sensibles – vous qui êtes dans la musique depuis longtemps, comment abordez-vous cette question?

R : Acouphènes plus que perte d’audition, résultat d’années de martelage sans protection suffisante. A méditer avant qu’il ne soit trop tard, car il existe des protections sur mesure très efficaces.

A : On ne l’aborde pas vraiment. C’est au coup par coup. Je ne connais personnes autour de moi qui n’ait pas connu des périodes d’hyperacousie, surdités temporaires ou dommages irréversibles suite à une pratique musicale intensive ou après certains concerts relativement fort, avec ou sans protection. Malheureusement on est tributaire du hasard, comme pour le reste.

Même si Brutalist a cessé ses activités, je ne peux pas m’empêcher de vous poser la question de l’avenir. Avez-vous d’autres projets en cours? Et peut-on espérer une suite vous réunissant? Un grand merci!!

R : L’avenir, l’avenir, y en a-t-il seulement un? Brutalist s’est éteint, le reste suivra. En attendant, certains ont repris des activités musicales dans des domaines très différents, avec plus ou moins d’implication, parallèlement aux impératifs et engagements de la vie.

A : Tim a rejoint Mandroïd of Krypton pour remplacer leur bassiste. Christian continue de façon ponctuelle son projet drone Ignant avec Didier (Llama / ex-Knut), quand le temps le permet. Roderic a rejoint un projet «pop indie» qui lui permet de continuer à jouer de la batterie. Pour ma part je continue mes pérégrinations sonores, surtout orientées autour de l’ordinateur. Seul et aussi en duo, dans le projet Left Bank, associant des principes et techniques de musique concrète et électroacoustique en temps réel. Un disque et une k7 à tirage limité sont prévus avant cette fin d’été, ainsi que quelques concerts ponctuels en Suisse.

Merci Rad-Yaute pour l’intérêt !

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