Nevraska : l’art du bruit

arton1419

Ça pourra paraître sûrement un peu niais de commencer comme ça, mais peu importe : faire l’interview de Nevraska est un vrai bonheur. Parce que les deux musiciens sont aussi accessibles et passionnés que leur musique urgente et sincère le laisse supposer, d’abord. Ensuite, parce qu’eux-mêmes parlent du bonheur de cette nouvelle aventure sonique. Leur concert au Brin de Zinc à Barberaz a été l’occasion de les questionner sur la génèse de leur premier album, Grave Romance.

Sur votre site vous évoquez un peu votre façon d’écrire et vous dîtes que vous avez jeté autant que construit. Comment ça marche l’écriture chez vous ?

Pascal : Quand on dit « jeter », c’est tout le parcours qu’on a eu, déjà. Avant d’arriver à Nevraska, j’ai monté trois ou quatre groupes. J’ai essayé des styles, j’ai essayé des mecs. Quand on dit « jeter », c’est que ça marchait pas. On n’avait pas le feeling. Il y a des choses qu’on a gardées en nous pour Nevraska et il y a des choses qu’on a jetées parce qu’on a vu que ça marchait pas. C’est ça qu’on appelle « jeter ».

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Pascal, Nevraska (© Elsa Dumoulin)

Et le centre du truc pour Nevraska, c’est que le feeling est là. Donc je propose un riff, je le fait écouter à Cyril, tout de suite on tapote dessus, on essaye. Si ça nous convient tout de suite, on approfondit. Si on ressent pas quelque chose de suffisant, on essaye de le faire évoluer. Et on a quelques riffs, on avait senti un truc mais finalement c’était pas suffisant.

Et à chaque fois que j’amène un truc, il faut que tous les deux on ressente exactement la même chose. Si on ressent ça, c’est qu’on se fait mutuellement confiance et que ça va être bien. Et on garde.

Il y a un morceau qui m’a particulièrement frappé sur votre disque, c’est « Kollapse ». Trois petites notes que vous faîtes évoluer, avec un roulement de caisse claire assez épique à un moment. Comment s’est écrit ce morceau-là ?

P : Moi j’avais en tête un truc un peu à la Botch, voire à la Breach, pour ce morceau. Peut-être que ça n’a rien à voir mais c’était cet environnement dissonnant… D’ailleurs, entre nous on l’a appelé « Breach » pendant longtemps…

Cyril : C’est pour ça qu’on l’a appelé « Kollapse » avec l’orthographe suédoise !

P : Et donc à chaque fois, c’est la même chose : on improvise sur le riff, on essaye de voir si on ressent la même chose et puis on agrémente . C’est pour ça que tout de suite derrière, il y a un espèce de blast. On s’est dit « ça va être drôle, ça ». Et c’est marrant parce que ce morceau divise les gens : c’est carrément pour ou carrément contre. Certains le trouvent monstrueux et d’autres disent que c’est celui qu’ils aiment le moins.
C : Il y a le petit riff qui groove. Serge Moratel nous avait dit : ça fait très Chicago.

C : C’est d’ailleurs le seul morceau qu’on a joué sans clic. Sur celui-là, le métronome empêchait le feeling de sortir.

P : Avec un peu de bouteille, on se dit que c’est bien d’essayer d’étirer les riffs pour bien qu’on soit dedans. C’est le travail qu’on essaye de faire : d’étirer…

C : D’exploiter au maximum…

P : Ouais, d’exploiter un autre rythme, une autre note qui va avec le riff ou qui va en amener d’autres. Et puis le but c’est de bosser à la sensation, au ressenti, donc effectivement on fait tourner. On essaye de voir ce qu’on ressent.

C : Le plus simple, pour un musicien, c’est d’enchaîner des trucs. Le plus dur c’est d’exploiter un riff et d’en faire quelque chose. La plupart des grands morceaux sont basés sur un riff et puis un bridge et puis voilà. En tous cas, exploiter un riff et arriver à en faire quelque chose qui se développe, c’est balèze. C’est certainement plus complexe que de fonctionner avec des méthodes et des chapitres, des plans.

P : Il y a des groupes qui le font très bien. Mais moi, mon gros problème depuis toujours – enfin, là, ça va mieux – c’est ça : j’ai un riff, j’ai un riff, j’ai un riff… Dans tous les groupes, c’était ça. On a plein de riffs. Putain, on en a trop ! Mais on a quand même une sensation de pas assez ! Et là tu te dis : on a mille riffs et on a une sensation de pas assez ! C’est juste fou !

C : Et ça, en fait, c’est le fait de rentrer dans un concept musical qui t’empêche de faire autrement. Ah non, on peut pas faire groover un truc parce que ça va pas faire métal !

P : Et nous comme on n’en a rien à foutre ben, du coup, on s’en fout ! Et même ça nous fait rire de mettre le blast alors qu’on partait sur truc hyper lent et ensuite sur un truc groovy pour filles qu’apparemment certains n’aiment pas.

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Cyril (© Elsa Dumoulin)

Et donc, j’imagine que ça ne vous arrive jamais d’avoir une idée et de vous dire « Ah non, ça, c’est pas pour Nevraska ».

P : Surtout pas ! Nevraska, c’est quoi ? On le dit depuis le début, Nevraska, c’est rien, on n’en a rien à foutre, on fait ce qu’on veut. Comme c’est rien, faisons tout !

C : Il peut y avoir des problèmes d’approche. On peut se dire « Ah, ça, on connaît pas. On a jamais exploité ce genre de choses. » Mais le but, c’est de se libérer.

P : Et ce qui nous fait plaisir, c’est qu’en live, comme en album maintenant, on a ce même retour les gens nous disent « On se fait jamais chier, zique après zique. Il y a tout le temps un petit truc différent. » J’ai eu deux ou trois retours personnels où les mecs me disent « Généralement, sur un album on zappe deux ou trois morceaux et surtout sur un album de potes où c’est plus petit niveau, et là, on écoute de A à Z. » On est contents. C’est ça qu’on veut pas perdre. Demain, on peut faire un truc hyper lent ou bourrin. Un groupe, c’est l’empreinte que tu donnes. Ça serait complètement fou de se dire on fait tel ou tel style, surtout à notre niveau…

Votre album s’intitule Grave Romance, d’où vient ce nom ? Il évoque un univers un peu folk…

C : Grave romance, c’est des histoires anglaises sur des thèmes presque macabres, je dirais. Plusieurs personnes sensibles nous ont dit qu’on avait l’impression d’écouter une histoire avec des passages qu’on pourrait interpréter comme une rencontre, un accident, etc. Il n’y a pas vraiment de chant qui explique tout ça donc c’est juste de la musique, une image. Mais c’est pas dans un sens sucré ou hyper positif : on fait pas de la musique populaire ou très gaie. Mise à part « Kollapse » peut-être un peu ! (Rires)

P : Moi dans « Grave romance », j’aime le mineur/majeur. C’est beau, puis c’est triste, puis c’est beau et triste et puis tu sais plus. J’aime tous ces groupes qui font ça. Genre Microfilm. J’ai adoré ce groupe parce qu’ils ont des riffs et des thèmes et des harmonies… T’as envie de pleurer et puis t’as envie de rire à la fois. Je trouve ça très beau.

Je pense que c’est peut-être un truc de notre génération, qui s’est beaucoup développé avec l’émo, le hardcore à tendance émotionnelle…

C : Ouais, Neurosis.

P : Et puis le screamo. Moi c’est pour ça que j’ai beaucoup aimé le screamo à une époque. Il y avait des trucs très beaux et ça pouvait être bourrin en même temps.

Pour en revenir au groupe, comment le fait d’être deux influence votre musique, voire votre façon d’être sur scène ?

P : C’est deux choses différentes. Niveau musique, être deux, ça simplifie. Et encore, on n’est que deux mais parfois on passe des heures à dire non…, mais si…, mais je crois que…, mais non…, etc.

Et puis, être deux ça vous laisse plus d’espace à chacun, aussi…

C : C’est peut-être plus simple en termes de décision mais par contre ça demande beaucoup plus de travail. Moi sur mon instrument je développe plus qu’avant, j’ai les samples à gérer, un peu de chant – chose que je n’avais jamais faite auparavant. Ça demande du boulot et niveau mise-en-place, concentration, c’est pas tout de suite que tu deviens à l’aise.

P : C’était pas le but qu’on commence à deux et c’est vrai que c’est à double tranchant : il y a un espace qui se libère mais faut le compléter. Avec un jeu plus fourni, des pédales, des samples. Donc ça se réfléchit encore plus.

C : T’as plus ton guitariste pour te dire « Je vais te faire ces petits sons, là ». C’est à toi de les trouver…

P : Ou, tout simplement, t’as plus ton guitariste qui te fait un truc et tu te dis « Ah ben voilà, ça sonne »

Plusieurs chroniques que j’ai pu lire parlent du dialogue très dynamique entre vos deux instruments…

P : Ça se fait naturellement…
C : Enfin, ça s’est pas fait en une semaine, hein ! Il a fallu presque un an avant qu’on ait cette complicité. On avait jamais joué ensemble avant, mine de rien ! On commence à avoir un bagage mais Il a quand même fallu un temps d’adaptation…
P : Et en plus on est parti sur une base très simple, saine : on s’amuse et on verra bien ce que ça donne. Et, petit à petit, on s’est dit « Ah, c’est plutôt pas mal ! »

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(© Elsa Dumoulin)

Et par rapport à votre son, quelle idées vous aviez ?

P : Je te pose une question : est-ce que, en écoutant l’album, tu ressens les lives ?

… Ouais je retrouve quelque chose…

On a travaillé à mort avec Serge Morattel mais l’idée c’était vraiment de retranscrire ce qu’on fait en live. Amélioré bien sûr, mais je voulais pas qu’il y ait un différence où ça fait waouh et en live : bof. Au début , « Tomoe Gozen » et d’autres, je les faisais sans disto, en vrai basse-batterie, et puis après il faut enrichir alors le naturel revient au galop donc tu te dis on va y mettre un coup de pêche, un coup de disto…
Et j’ai fait évoluer mes pédales en même temps que le groupe évoluait. J’ai jamais été trop pédale en tant que bassistes et puis là je me suis éclaté. Je réfléchissais. Je me suis dit je vais peut-être faire deux réseaux, gratte et basse, pour amener plus… Donc le son s’est fait comme ça, en même temps que l’évolution du groupe, pendant un an et demi…

C : Arrivés chez Serge Moratel, ça a été un sale cirque. Ils ont revu pleins de choses…

P : Même si tu veux ressortir la même chose en répète et en live, ça sortira différent au final. Du coup, il faut « tricher » pour s’efforcer d’avoir le même rendu en studio. Ça n’a pas été facile.
Sur certains trucs ça sortait pas du tout comme je voulais, il y avait une espèce de latence dégueu, très différente du jeu en live. Ça le faisait pas, comment on peut faire ?

C : L’ingé-son doit rentrer dans son monde à lui, se mettre à sa place, avec son matériel. C’est pas évident, je voyais bien qu’on lui posait problème parfois. C’est parfois très long pour faire un son.

Et là, vous n’êtes pas restés longtemps, en plus ?

C : Non, on était pris par le temps ; on est restés une semaine en studio. On a du prolonger de 3 jours, en coupant la poire en deux avec Serge Moratel.
P : On avait 8 jours et on avait commencé par faire des re-amp de basse. On s’est rendu compte que ce n’est pas ce qu’il fallait.

On s’est mis d’accord, et j’y suis retourné pour tout redoubler et là on a pris tout un week-end à se demander ce qu’on voulait pour chaque partie de chaque morceau, quel ressenti on veut lui donner, et là ça a pris tournure, d’autant qu’on mettait encore d’autres effets lors des prises. On a retravaillé chaque passage.

Il a été disponible et le travail était intense

C : Il était content, je pense, mais il s’est un peu tiré les cheveux. C’était une découverte un peu pour chacun et le temps prévu initialement n’était pas suffisant pour ce projet.
P : On avait fait « Nébula » et « Lirü » dans un état de grâce, enregistré en 20 minutes et mixé en une journée. Mais ce rythme-là, c’était impossible à tenir sur un album.
C : Serge Moratel a dit qu’avec le recul, il était impressionné. Il a posté sur facebook spontanément pour présenter Nevraska, ce qui n’est pas son habitude.
P : C’est un amoureux de la musique, il sort pas un truc qu’il n’aime pas de son studio.

C : On a trop bien fait d’aller le voir !

Est-ce qu’il y a un titre dont vous êtes particulièrement fiers sur cet album ? Ou que vous aimez particulièrement ?

P : Fier, non, mais pour moi, celui qui qui rassemble tout, c’est « Reason to claim ».
C : J’adore « Runaway », il est un peu à part… Il est simple et il a quelque chose de pétillant et qui passe bien.

Sur « Alkaline », il y a un plan qui fait presque electro, avec la batterie linéaire, ça ressort carrément.

P : Ben là, pareil, on s’est dit : on aime bien le dub, on va se faire une ambiance dub à la Nevraska !
P : Et lui, il (Serge Moratel NDLR) a agrémenté avec un ampli qui apportait un grésillement en arrière-plan derrière la disto, il nous a dit « Bon les gars, vous faîtes quand même du noise, hein ! On laisse ! ».

Par rapport à la pochette du disque, est-ce que l’aspect visuel est important pour vous ?

P : On avait très peu de temps, c’est ma copine qui a fait le premier jet et je l’ai terminé. On était étonnés par la côté végétal.
C : On sort du stéréotype du groupe math-rock – quoique la tendance au végétal gagne un peu mais c’est pas fait exprès. J’ai trouvé sympa la coupure qui suit les lignes du logo, juste ce qu’il faut. On s’est un peu pris la tête pour la couleur…
P : Faite rapidement, mais je la trouve magnétique et c’est le plus important.
C : Une pochette qui donne pas envie laisse présager la même chose pour la musique.
P : Une pochette exprime un ressenti du groupe, comme la zique en fait. Enfin, je crois….

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(© Elsa Dumoulin)

Quelles sont les esthétiques auxquelles vous êtes sensibles ? Quelles sont les pochettes ou les groupes dont l’esthétique vous ont marqués.

C : Les pochettes de Converge, par exemple, très expressives. Il y a vraiment un travail artistique, c’est pensé… Après, parfois les pochettes toutes bêtes font de l’effet aussi.
P : Moi, je serais plus attiré par le côté minimaliste.
C : Je pense qu’il faut essayer de s’amuser avec tout, faire des pochettes qui n’ont rien à voir avec les anciennes ou les prochaines. C’est bien le changement, je change constamment les breaks de batterie. Je m’ennuie, sinon.

Qu’est-ce qu’on peut attendre de vous à l’avenir, en termes de projets et en termes musicaux ?

P : On va défendre l’album, déjà, on a déjà quelques dates pour le début d’année sur Walk the line. Et d’autres salles cool à venir…
C : On espère qu’avec l’album il va se passer quelque chose… On est preneur de pouvoir tourner plus…
P : Clairement, on manque de temps pour démarcher autant qu’on le voudrait…

P : Musicalement, ben, on a plein d’idées…
C : On cherche un peu à sortir de l’album…
P : Là, on a fait un morceau qui n’a rien à voir…. On va la faire ce soir, histoire de voir un peu ce que ça donne. Elle est un peu spéciale. Pour moi, c’est limite du Pink-Floyd math-rock (Rires) !

C’est toi qui t’occupe des samples, Cyril ?

C : J’essaie de m’adapter techniquement, et de m’y mettre un peu pour créer, mais Pascal est plus avancé que moi.
P : Cyril a amené l’idée des chants bulgares dans « Nemesis »…
C : J’ai mis des heures à faire ce qu’un mec qui sait ferait en deux minutes mais bon c’est comme ça que tu apprends…
P : Le morceau initial avait un riff jazz au milieu et l’ensemble ne marchait pas, ça a fini par donner au final deux des titres de l’album « Dux Bellorum » et « Nemesis ».
P : Au final elles ont chacun leur identité.
C : « Dux Bellorum », C’est une entrée en scène. C’est comme un souffle qui avance, progressivement.

Comme vous êtes un groupe très actuel, j’avais envie de vous demander trois groupes ou musiciens qui représentent pour vous le rock d’aujourd’hui et que vous nous conseilleriez ?

P : Moi je trouve ça très bien de faire des choses comme ça , j’aimerais qu’il y ait bien plus de groupes qui partagent leurs goûts. Comme tu nous avais dit « rock » et « actuel »…
C : Ah merde, y’avait « rock » et « actuel » ?
P : …et ben :
- Electric electric Sad Cities Handclappers, c’est ce qui m’a fait chavirer dans le Math-rock
- Mouse on the Keys : un groupe japonais qui te font du math-rock piano batterie. Je m’en suis jamais remis…
- Lite : Phantasia
Après, il y en a plein d’autres : Doppler…
C : Moins math rock : Candiria Beyond reasonnable doubt – le batteur a été une grosse influence. Converge…. Eighties Matchbox B-line Disaster : le premier album est énorme. Simple, direct mais il fallait le faire. Et puis, si je vis vieux, je pense que « It’s me god », de Breach, restera toujours près de moi…

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